Épilogue

Observation: Cet épilogue forme un tout avec le prologue, que vous pouvez relire avant de continuer.

Le sujet et la vision

La thèse décrit un processus de recherche long et hybride. L'objectif des vingt années d'études que je résume ici est la compréhension du phénomène de l'explication, terme utilisé dans son sens courant d’assistance offerte à quelqu'un pour comprendre quelque chose. Mes intérêts pour le processus de communication, pour le régime transitoire et pour la dynamique cognitive sont mis en évidence par la concentration sur la paire expliquer-comprendre au lieu de la paire enseigner-apprendre, visée par les Sciences de l'éducation.

Une grand éventail de situations peuvent être encadrées dans la catégorie définie plus haut. On peut noter un rapport subtil entre " explication " et " présentation ", " information ", " description ", argumentation ", etc. Quand A raconte à B le déroulement d'un événement auquel celui-ci n'a pas participé, ou lui présente un fait que celui-ci ne connaît pas, on peut parler d'une explication-narration, ou d'une explication-description ou d'une explication-information. Quand A communique à B le sens d'un message écrit dans une langue inconnue ou cachée dans une forme hermétique ou codée, il fait appel à une explication-traduction, une explication-décodage ou une explication-interprétation. Quand A montre à B comment on doit utiliser un certain instrument ou exécuter une certaine opération il se passe une explication-démonstration. Quand A révèle à B les causes ou les buts qui ont conduit à une certaine situation, il utilise une explication causale ou téléologique. Quand A applique une théorie pour justifier à B une conclusion, il s'agit d'une explication déductive ou nomologique. Quand A fait des observations qui aident B à voir un sujet d'un nouveau point de vue, il peut s'agir d'une explication-observation, d'une explication-analogie, d'une explication-analyse, d'une explication-synthèse, d'une explication-classification. Et la liste peut continuer...

Les raisons abondent pour utiliser de nouveaux filtres afin d’observer un phénomène aussi varié, pour le regarder à travers une multitude de prismes qui produisent des nouvelles empreintes. On peut désirer se concentrer sur un sous- processus, sur un sous-aspect, sur un sous- système, sur un sous-type. On peut chercher un modèle qui montre l'essence du phénomène selon un certain paradigme. On peut chercher un formalisme qui le rend isomorphe avec un monde qu'on connaît mieux.

Je perçois l'explication comme une extension métaphénoménale de son sujet, comme un système hybride de processus interférants (le sujet, son observation, la conceptualisation, la communication, l'étude, etc.) qui entraîne les participants dans diverses interactions et produisent des transformations physiques et cognitives.

L'approche béhavioriste n'est pas suffisante, car une importante partie du phénomène se passe dans le système intérieur des acteurs humains. Ceux-ci ne sont pas des " boîtes noires ", réductibles à des lois d’entrée et de sortie. L'approche cognitiviste ne suffit pas non plus, car une importante partie du phénomène se passe dans le grand système formé par les acteurs en interaction. Un processus multipolaire comme l'explication ne peut pas être réduit au processus cognitifs des acteurs car cette vision sépare les protagonistes.

L'explication suppose l'interaction, la résonance des pôles cognitifs. C'est le miracle de la transfiguration " intérieur-extérieur-intérieur ", dans le cheminement d'une idée sur une vague à caractère hétéroclite: physique et psychique. L'étude de l'explication nous oblige à ajouter à l'univers de chaque participant, l'univers intérieur du système qui les englobe. Le système des systèmes qui vit le processus de l'explication doit récupérer son intégrité. D'ailleurs, aujourd'hui on observe un rapprochement entre les deux types de regard (paradigmes) quand on parle de " néo-béhaviorisme " et de " cognitivisme social ". Ma vision serait plutôt dualiste: béhavioriste-cognitiviste, s'inscrivant dans la tradition d'opérer des fusions entre des conceptions qui se complètent pour offrir des descriptions holistiques.

Je considère la communication de l'explication, directe ou indirecte, comme sa partie centrale. Je ne scrute pas seulement le miracle de l'apparition de l'image mais aussi celui de sa diffusion et de sa matérialisation. Je ne me concentre pas sur l'explication comme opération de signification ou justification comme on procède en sémiotique, en épistémologie, en logique ou en philosophie. Je ne la concentre pas dans le message comme en linguistique ou en multimédia, ni dans les processus cognitifs, ni dans les interactions entre les partenaires. Je m'occupe du processus global explicatif comme forme spécifique de communication, rencontrée souvent, mais pas uniquement, dans le cadre des processus d'instruction.

Un problème supplémentaire consiste en la délimitation du phénomène dans le temps. Quand commence et quand se termine une explication? Si on adopte un holisme sur la dimension temporelle, l’explication a commencé depuis toujours et continuera de vivre à l'infini. Ma vision sur le temps me fait voir l'état présent d'un système comme une section-surface dans l'ensemble-volume de son évolution. Notre observation peut limiter le phénomène entre deux moments, déclarés comme " début " et " fin ". Parfois, cette délimitation ne pose pas de problèmes, car le comportement qui nous intéresse commence et se termine entre les deux moments. Mais d'autres fois, une telle segmentation est difficile car l'évolution du phénomène dans la période, considérée comme sa  " durée " est imprégnée des influences d'un passé devenu artificiellement extérieur. C'est la manifestation temporelle de la difficulté d'isoler un système, qui apparaît aussi quand on essaie son isolation dans l'espace. L'histoire intellectuelle de chaque participant et l'histoire de sa relation avec les autres autre jouent un rôle important; réduire les deux histoires à " l'état de chaque mémoire ", comme on le fait dans les sciences cognitives, est un artifice utile pour la théorie mais pas très pratique si on ne parvient pas à expliciter cette équivalence. On essaie encore de modeler la mémoire, tandis que l'histoire peut être observée et décrite!

Le recours aux " connaissances " statiques peut éluder le caractère dynamique de leur acquisition. En faisant " abstraction " du temps, on peut réduire l'explication à une entité conceptuelle statique ou à un objet-support tel un média, sans saisir que la matérialisation de l'explication demande le déclenchement d'un processus. À cause de la séparation possible entre les phases de " production " et de " consommation " du message, on a la tendance à éluder l'essence " processuelle " de l'explication, et à donner à l'objet-support le statut d'explication complète. De la même manière que sur un disque, on accepte d’avoir de la musique et non pas de la musique potentielle.

La méthode, le style et le cercle vicieux

À cause de sa complexité, de son caractère hybride (hommes, idées, objets), de sa variabilité, le phénomène explicatif est étudié par une multitude de disciplines qui le regardent à travers autant de filtres et le décrivent par autant d'images. La convergence de toutes ces images vers une description unitaire d'un phénomène unitaire pose un problème provoquant de gestion de la complexité, de l'interdisciplinarité... de l'explication. J'ai cherché cette synthèse dans une multitude de formes, partant de la modélisation graphique jusqu'à la description narrative.

Le processus expliqué dans cette thèse ne pouvait être décrit qu'en combinant les points de vue différents selon une stratégie mobile, demandée par la vie du sujet. Je décris l'entremêlement entre la vision macroscopique et l'investigation microscopique, telle que je l'ai vécu, utilisant l'introspection pour récupérer le sens unitaire de ma recherche. " L'introscope " m’as permis de refléter dans un même discours les descriptions détaillées, les démarches dans des labyrinthes, les contorsions entre l'espace des questions et des réponses, les essais de synthèse macroscopique.

Sur le plan méthodologique, la thèse avait besoin d'un élément qui lui assurerait la cohérence. J'ai choisi la narration, le récit de recherche. Cette technique descriptive (explicative) était la seule suffisamment flexible pour me permettre d'intégrer la pluralité d'approches qui ont composé ma recherche et pouvaient lui donner une unité. Elle correspondait à mon intention d'expliquer. Elle est acceptée actuellement dans la recherche en éducation . Mon étude sur les mécanismes explicatifs justifie aussi la pertinence de la " narrative research ". Il aurait été incongru de ne pas utiliser mes propres conclusions sur la méthodologie de l'explication dans l'explication de ma recherche! Ainsi, le traitement narratif de ma description, au lieu d'être un préalable méthodologique de la thèse, est devenu une application de ses conclusions.

Ce rapport circulaire hypothèses-conclusion est général dans cette thèse. Les principes d'observation et de description que j'ai déduits et appliqués ont évolué continuellement. Ce ne sont pas de vraies hypothèses car la recherche ne les a pas eues comme points de départ. Ils ne sont ni des conclusions pures car, dans leur forme transitoire, ils ont orienté la recherche en permanence. Ce sont des sections dans des spirales d'hypothèses et de conclusions. L'argumentation en cercle vicieux n'a pas été commode à gérer, mais fut inévitable, étant donné le sujet: l'explication de l'explication est une explication. Au lieu d'éluder cette situation circulaire, j'ai essayé de profiter d'elle comme d'une boucle de rétroaction. J'ai utilisé mes observations sur l'explication pour organiser mon propre discours et les observations survenues de ma composition, pour compléter l'image du phénomène.

J'ai voulu ajouter à mon discours explicite sur l'explication une argumentation implicite, intrinsèque, en illustrant ma vision par cette thèse, qui est aussi un exemple d'explication. Je me suis dit que le processus de lecture de ma thèse, cette expérience de compréhension toute fraîche de mon lecteur, facilitera l'intuition de certaines de mes idées sur le processus explicatif. J'ai chanté mon discours sur la musique...

Le recours à une rhétorique circulaire ou implicite est une démarche inhabituelle. J'ai pris aussi d’autres libertés dans la rédaction de cette explication qui explore la rédaction des explications. Un exemple est la quasi- absence des renvois aux idées trouvées dans les ouvrages dépouillés pour écrire la thèse. Surtout dans les sciences humaines, on fait recours à l'autorité de citations et de modèles classiques comme mode de plaidoyer. On se place ainsi sur la carte des autres études en se synchronisant avec la vague de la science et en dépassant ainsi la relativité. Je n'ai pas adopté ce rituel. L'opinion des autres, infusée globalement dans mon discours, est reflétée de manière implicite par sa logique introspective. La littérature que j'ai consulté a été trop vaste, trop éparpillée dans une pléthore de domaines pour que je charge mon explication (déjà compliquée) avec des remarques sur des remarques. Dans mon survol à grande surface je n'ai même pas tenté une analyse locale convergente, mais j'ai opté pour une carte distribuée d'idées. J'ai condensé l'analyse bibliographique dans une synthèse finale qui opère une projection des ouvrages sur l'espace problématique.

Les résultats et les perspectives

J'ai essayé d'expliquer la forme inhabituelle du discours en invoquant la complexité, l'introspection, l’interdisciplinarité, la fluidité, la circularité, etc. La validité de ces explications partielles peut être discutée individuellement. Mais je plaide pour une considération globale. Le tout contient des parties qui pourraient prétendre être des " contributions ". Mais c'est dans le parfum ineffable qui pourrait se dégager après la lecture, que j'ai investi les plus grands efforts... et espoirs.

Dans son ensemble, cette thèse veut être une investigation riche et expressive du phénomène de l'explication, qui pourrait inspirer ceux qui cherchent de mieux à le comprendre, à le décrire ou à l'influencer. Elle essaie même de stimuler l'apparition d'une science de l'explication, de définir son programme et de lui offrir des observations, des synthèses, des modèles. J'ai l'intention de continuer ma campagne pour une science de l'explication en améliorant les modèles et les descriptions actuels.

Sur le plan pratique, la thèse contient des idées originales que les auteurs des explications et les concepteurs des instruments explicatifs pourraient utiliser comme des spécifications de comportement: la stéréo- présentation, la métamorphose, les démonstrations par travail expert-ordinateur-novice (NOVEX) , les centres d'assistance sur Internet (TaxiNet). Je me suis moi-même impliqué dans la recherche et le développement de ces techniques et de ces instruments. Je continuerai ce travail, en essayant de transformer les prototypes actuels dans des produits finis.

Pour comprendre mon éclectisme, je reprends en bref mon histoire, en la racontant au début à la troisième personne pour mettre en évidence les trois moi qui ont essayé de découvrir le chemin vers la fusion entre la pédagogie, la théorie et l'ingénierie.

L'histoire

Au début, il y a un témoin attentif de l’explication, un homme qui l'observe avec intensité en tant qu’élève, lecteur, auteur et présentateur. Quelqu’un qui constate que la vraie explication est un " pas de deux ", un rituel fondamentalement binaire, presque mystérieux, lié intimement à l’amour et à la solidarité. Il raffine ses observations en les mettant en pratique et en les formulant dans divers contextes. À la fin des études polytechniques, il essaie une thèse sur "Esthétique et amour dans l’apprentissage de l'électronique " qui intrigue...

Il devient ingénieur dans une entreprise. Il s’occupe de la formation (cours, curriculum, systèmes d'instruction) et enseigne des leçons privées de mathématiques. Dans les deux cadres, toujours explorant le " pas de deux ", il cherche pendant dix ans l’explication idéale, il modifie chaque démonstration cent fois pour lui agrandir l’effet. Il obtient des résultats qui l'encouragent. Il veut modéliser le phénomène à l’aide d'un appareil mathématique puissant et de l’appliquer avec une technologie moderne. Il fait encore cinq ans d'études universitaires et propose une thèse sur l’explication mathématique.

Il entreprend un doctorat en éducation afin d’étudier le phénomène de l’explication avec les moyens les plus adéquats. Il s’y lance avec le désir de déduire le modèle de l’explication. Il s’enfonce dans une littérature multidisciplinaire pour ne pas perdre de vue des aspects et des dimensions. Cherchant la grande modélisation, il rédige une série d'essais et de cartes qui finissent par décomposer une perplexité. En même temps, poussé par l’ingénieur en lui, il se lance dans des expériences sophistiquées, en cherchant les limites de l’ordinateur comme instrument facilitant le " pas de deux ". Ainsi, les moyens deviennent but et notre personnage s'engouffre dans des démarches de plus en plus techniques.

Il se retrouve dans une société et dans une discipline différentes par rapport à celles qui l’avaient déterminé à lancer la recherche, ce qui l'oblige à modifier à plusieurs reprises le traitement du sujet. Il s'ouvre vers une multitude de sources d’information et d’influences qui l'enrichissent et le désorientent. Il cherche presque désespérément à conserver l’essence de sa problématique au milieu de cette fluidité.

Le témoin-plaidant du début est accompagné par deux autres personnages qui le complètent et l'obscurcissent à la fois. Le trio négociant la structure de la thèse devient presque insoutenable. L'expérience de scission s'avère importante pour la recherche, mais dure pour l'expérimentateur. Il sent le désir de plonger dans sa mémoire, pour qu'il retrouve son équilibre... Il regarde dans le miroir de sa propre thèse pour comprendre son évolution et celle de sa description de l'explication. Il découvre alors qu’il y a trois personnages, qu’il y a trois parties, qu'il y a trois style, mais qu’il n’y a qu'une histoire, la mienne. Ainsi, la fusion se produisit...

... C’est pour plaider pour une explication généreuse, que j’avais commencé. Je voulais parler de l’amour, puis j’ai tourné vers le savoir pour arriver à l’utilité… Une évolution spéciale, naturelle en rapport avec mon sujet, ou avec l'âge? En la saisissant, j'ai été envahi par une sympathie clarifiante pour mon passé de jeune homme qui voulait parler de l’explication comme d’un rituel osmotique et que j’ai presque étouffé comme modélisateur et comme technicien. J'avais essayé les limites de la " stéréo-gnoséologie " à la recherche d'un regard interne volumineux, multi-angulaire. J'avais essayé de provoquer la division de l'unité intérieure pour saisir le chemin vers l'unification de la division extérieure. Il m'était devenu évident que les ingénieurs, les pédagogues et les théoriciens pouvaient coopérer mieux pour construire des systèmes explicatifs de qualité. Mais être ingénieur, pédagogue et théoricien simultanément, est-il possible? Est-il utile ? Est-il sain ?