Chapitre A1: Un élève consentant

- personnalité, empathie et catalyse en explication -

L’initiation

Nous rencontrons l’explication tellement tôt dans notre enfance qu’il nous devient impossible de scruter ses racines dans notre mémoire. Qui peut se rappeler la chaîne des " pourquoi " à nos parents à l’âge des questions ou les explications reçues sans n’avoir rien demandé? Qui retrouve la trace des premières explications trouvées dans les livres ou offertes de manière accidentelle par nos premiers partenaires? Et plus loin encore, qui perçoit l’aide qu’on nous a accordée pour former notre manière d’interpréter, de parler, de bouger? Malheureusement, nous n’avons pas accès aux moments de notre initiation à l’art de recevoir des explications; pour en avoir l’intuition, nous devons observer d'autres enfants… S’agissant ici de mon regard d’élève sur l’explication, je ne peux que signaler l’importance de l’initiation, cachée dans le brouillard des débuts, impénétrable mais fondamentale pour mon existence: je suis engendré par des gênes, mais modelé par des explications!

En aval, au temps où l’école est devenue le principal contexte ou le cadre pour recevoir des explications, il m'est encore difficile de récupérer les détails des processus explicatifs même si ma mémoire s’est imprégnée de leurs résultats. Comme tout le monde, je ne les ai pas observés en tant que phénomènes, mais je les ai seulement vécus comme acteur qui se concentre pour comprendre la chose expliquée.

En ce sens, nous sommes tous des experts de l’explication, nous en avons une longue expérience, qui est embrouillée dans la conception formée par nos impressions successives. Cette connaissance diffuse ne permet pas le renvoi précis vers les sources qui l’ont générée de manière progressive et globale. Il n’est pas facile de l’analyser avec le regard rétroactif de l’introspection. Parfois, nous ne pouvons pas nous rappeler l’origine d’une conclusion/impression/opinion. Il arrive que nous récupérions des scènes que nous interprétons maintenant par le filtre de la question qui nous dirige vers le passé. Enfin, nous retrouvons aussi certaines conclusions telles que nous les avions formulées jadis.

Je commencerai ma sélection d’événements révélateurs pour moi par celui qui a fait que mon rapport avec l’explication ne soit plus celui qui est habituel à un élève puisque j’étais devenu un observateur précoce. On saisira comment et pourquoi j’ai surveillé le processus de l’explication dès mes premières classes et pendant toute ma scolarité et ainsi on comprendra mieux ma position face à ce phénomène et l’importance qu’il a pris dans ma vie...

L'événement déterminant a été le choix que mon père a fait de prendre ma classe comme champ d’expérimentation. Il voulait en effet démontrer l’avantage de l’initiation en mathématiques par la logique au lieu de l’initiation par le calcul. Dans l’esprit des mathématiques modernes (Papy, etc.) il s’était proposé de changer l’enseignement de l’arithmétique en Roumanie. Après une longue bataille, des expériences avec des élèves et des cours aux enseignants, il y est parvenu; on a enseigné pendant longtemps ses programmes et sa méthodologie d’après ses manuels et recueils de problèmes, rédigés avec ma consultation.

Je n’entrerai pas dans le fond du problème des mathématiques, quoiqu'intéressant comme plaidoyer pour des mathématiques expliquées (Je le reprends plus bas au chapitre A5 mais je m’arrêterai seulement sur l’effet que cet incident a eu sur mon destin d’observateur de l’explication car c’est ce qui compte ici). Pendant quatre années (dans les classes primaires de 3ième à 6ième) j’ai vécu cette expérience de restructuration de l’initiation en mathématiques; je fus le principal partenaire de mon père, d’abord comme élève - il relevait mes impressions et nous analysions ensemble les alternatives de programme -, puis, très tôt, comme assistant dans l’étude du problème et finalement comme ingénieur pour implanter ces idées dans un didacticiel.

Il est évident qu’en discutant chaque jour de l’effet que l’expérimentation avait sur moi et sur mes collègues et de l’influence de chaque composante du discours sur la compréhension des mathématiques, en lisant des travaux de didactique et de psychopédagogie à dix ans, en assistant au bouleversement d’un curriculum classique... je perdais mon innocence!

J’ai commencé à surveiller avec un regard nouveau ce qui se passait à l’école, à m'observer pendant que je recevais des explications. Je suis devenu très attentif aux procédures que les bons enseignants utilisaient pour nous aider à comprendre. Je percevais le pas de deux de la danse " enseignant–élève " à la recherche d’une vision commune sur un sujet donné et je mettais en question l’organisation des livres qui se proposaient d’expliquer. De plus on m’avait enseigné à la maison d’être critique, de ne pas croire mécaniquement ce qu’on me disait à l’école (!), d’analyser chaque affirmation qu’on me proposait et de ne l’accepter qu’après avoir éliminé tous les points ambigus, discutables ou faux. " Le but ", disait mon père, " n’est pas d’ingurgiter ce qu’on te propose, mais de te former une pensée solide ".

C’est dans ce climat et par ce prisme que j’ai regardé mes professeurs et mon éducation. . Je ne dresserai pas ici l’inventaire détaillé de ces observations. Je les signalerai au moment opportun. Pour l’instant, j’ai sélectionné les expériences les plus intenses.

Un élève consentant ou résistant

J’ai débuté mon apprentissage à l’explication sous le signe des mathématiques. Je jouais avec mon père la

partie de ma formation, en basculant continuellement entre la position de récepteur et celle d’analyste. C’était une expérience riche mais fatigante. J’étais stressé par cette relation trop complexe avec mon père-professeur-partenaire... surtout quand elle avait mes collègues comme spectateurs.

C’est au moment de ma 5ième année du primaire que le professeur de littérature fit irruption dans ma vie et changea bien des choses. Il ne respectait pas le programme scolaire mais plutôt l’interprétait à sa façon. Nous assistions stupéfaits et fascinés à une irruption d’histoires, de questions, de doutes, d’émotions, de polémiques, d’analyses présentés dans un volcan d’idées qui nous coupait le souffle. On n’entendait pas la clochette et on ratait la récréation… Ce n’était pas une leçon de littérature mais une incursion débordante, personnelle et révélatrice avec quelqu’un qui l’aimait, la vivait avec intensité, la partageait avec nous. Nous étions ravis, gagnés, changés! J’ai commencé à lire et à écrire beaucoup. Les mathématiques sont passées au deuxième plan. Je découvrais avec mon professeur les délices de l’humanisme, du raffinement, de la sensibilité. Il m’accordait beaucoup d’intérêt, il me parlait, m’encourageait et m’incitait à m’exprimer. Nous formions un couple de plus en plus soudé intellectuellement à mesure qu’il montrait de la confiance dans mon succès littéraire et que je montrais de la confiance en lui comme guide.

En même temps, j’avais droit aux discours de mon professeur d’histoire qui nous émerveillait par ses présentations riches en détails et en interprétations qu’on ne trouvait guère dans les manuels. Il ne prenait pas position, même pour les points de vue exigés par le programme, il se contentait de nous faire des fresques hybrides de situations et d’attitudes. Ce n’était pas une encyclopédie qu’il nous présentait mais l’évolution d’un gigantesque organisme social. On devinait sa passion en dépit d’un style apparemment froid et de son exigence et nous le suivions avec intérêt, car nous étions provoqués à méditer avec lui sur le sens des choses et du temps.

Je fréquentais aussi à cette époque un club d’élèves amateurs de photo et de cinématographie. Ici, un professeur formidable nous a initiés à l’art et nous a amenés à réfléchir aux valeurs, à philosopher. Il a réussi à nous révéler, dans une série de dialogues généreux ce que les leçons de l’école n’avaient réussi qu’à nous cacher. Il nous a appris à regarder, à découvrir des significations et des émotions d’autant plus intenses qu’elles étaient inhabituelles. On allait ensemble dans la forêt pour observer les prairies, les sentiers, les arbres, les fleurs, les ombres et les couchers de soleil et capter l'instant dans une photo. On discutait longtemps sur des films et on y cherchait les idées cachées. On débattait les scénarios de nos films d’amateurs et les thèmes que nous découvrions fascinés: l’amitié, la justice, la beauté, la mort…. Lui aussi se racontait et nous pouvions observer comment il voyait, comment il poursuivait l’image expressive, comment il créait une atmosphère.

Me voilà enfin tourné vers l’art et la philosophie à la fin de l’école secondaire. Quand ces relations stimulantes (ou trophiques) qui ont provoqué cette orientation se sont interrompues, j’ai ressenti fortement la rupture. Je n’ai jamais cessé de penser à ces rencontres même si j’ai changé de direction. Ma trajectoire ne peut pas être réduite aux rencontres explicatives directes, scolaires. Il y eu a d’autres faits importants qui ont influencé ma vie La situation sociale, le contact avec la nature ou avec certains livres m’ont profondément marqué. Ce n’est pas possible d'analyser ici toutes ces influences mais il est bien de signaler leur présence pour ne pas éluder le contexte dans lequel mon aventure explicative a baigné. Je peux en tout cas affirmer le rôle important que les rencontres avec mes enseignants ont eu dans ma vie.

Au lycée, j’ai eu de nouveaux professeurs. D’abord, le rapport avec la personne qui représentait la littérature a été catastrophique et m’a conduit à une vraie guerre. J’étais continuellement apostrophé pour mes opinions et mes attitudes, souvent obligé de quitter la classe. J’ai eu droit à un traitement semblable de la part d'autres professeurs. Il est vrai que j’étais un élève incommode, surtout pour les disciplines humanistes. On me cataloguait comme rebelle, on me punissait, on me menaçait et on pariait sur mon échec social. Par contre, le professeur de mathématiques m’a charmé. Et en sciences, j’ai été généralement bien accepté. J’ai ainsi basculé progressivement vers les sciences, en gardant en secret mon amour pour la littérature que je consommais pendant la nuit. Le jour, c’était l'élève mathématicien. J’étais dédoublé …

Le nouveau professeur de mathématiques était considéré, à juste titre, comme un phénomène. Il vivait chaque problème, personnellement, avec une contagieuse intensité. Il se heurtait la poitrine quand les problèmes résistaient, il explosait à l’apparition d’une idée salutaire, devenait sombre quand celle-ci retardait trop. Il se réjouissait pour nos réussites d’une manière théâtrale, solaire, irrésistible. Il ne donnait pas des solutions. Il les cherchait avec nous, comme un commandant descendu au milieu de ses troupes pendant une attaque. Vécues avec lui , les mathématiques étaient autre chose, une occasion de vivre ensemble le jeu de la découverte, un spectacle captivant avec de surprenantes réverbérations esthétiques et humaines. Ce n’était plus l’école de rigueur que j’avais faite avec mon père et qui m’était utile pourtant pour agrandir la profondeur de mes incursions dans la nouvelle esthétique.

Je me rappelle, le "cercle" que nous avons fréquenté pendant ces quatre ans tous les samedis soirs, comme supplément nécessaire aux heures de cours, pour vivre jusqu’au bout notre aventure. Nous nous enfermions à clé dans la salle de classe pour que personne ne puisse nous déranger et nous attaquions avec notre professeur les problèmes restés sans solution pendant la semaine. Nous cherchions d’ailleurs partout de tels problèmes, nous sondions des dizaines de gros recueils pour les pêcher. Pourquoi? Parce que notre professeur nous avait appris à goûter le suspense entre la question et la réponse, l’espace mystérieux où la recherche vivait. Pour lui, la réponse n’était que les cendres d’une question morte, le souvenir d'une émotion dépassée. On cherchait parfois des heures avant qu’une idée ne vienne, on essayait mille chemins. Une fois, j’ai travaillé pendant un mois et j’ai rempli plusieurs cahiers pour un seul problème... Quand enfin l’idée jaillissait, j’observais que son irruption, si minutieusement préparée, prenait une profondeur émotive et une signification spéciale. A la fin, c'était le cri collectif de la victoire, un nuage de craie provoqué par le chiffon que mon professeur, en euphorie, projetait par terre.

Il faut ajouter les vacances, les journées d’été passées à lire des chapitres de mathématiques supérieures, assis sous le grand pommier de mon professeur, regardant son lac de nénuphars, un silence interrompu seulement quand il déposait sur la table un grand plateau rempli de bonnes choses… Je n’ai pas résisté. J’ai résolu un nombre incroyable de problèmes, j'ai parcouru les livres avec fébrilité. J’avais appris le vice exquis de chercher et la soif de combattre. J’ai participé à des compétitions régionales et nationales et j’ai remporté des prix. La satisfaction de mon professeur pour nos succès me produisait encore plus de plaisir que la victoire elle-même. J’étais captif.

Beaucoup plus tard, j’ai découvert en discutant avec mon partenaire qu’aucun de nous n’avait eu les mathématiques comme obsession centrale! Dans ce rituel formidable de la découverte et de l'explication, notre danse avait donc été plus importante que son but déclaré…

Pour conclure, j’ai formé de vraies paires avec les professeurs qui m’ont permis de les suivre. Avec les autres j’ai eu des relations superficielles ou parfois négatives. Le rendement des explications a largement été dépendant de ce rapprochement. Je n'ai pas pu entrer en résonance intellectuelle avec une personne de tempérament contraire au mien et ayant des conceptions antagonistes. Un professeur expérimenté trouve parfois la solution pour dépasser cet obstacle. L’élève le fait rarement. J’ai appris peu de ceux qui m’étaient antipathiques ou qui manifestement ne me plaisaient pas.

Au-delà de la soumission et de la liberté

J’ai dépassé la contradiction entre la soumission et la liberté quand le rapport avec mes professeurs a eu lieu dans des " pas de deux " consentis. Ceux qui ont essayé de me dominer ou de me maîtriser m’ont beaucoup dérangé et ne m’ont pas fait progresser. Ceux qui m’ont laissé en paix ne m’ont pas laissé un goût amer, mais je n’ai reçu d’eux que des informations. C’était un rapport distant aux effets infimes.

Il y a une solution qui dépasse la relation neutre et décente sans friser la dictature: se laisser enseigner par sympathie, par amour, se laisser apprivoiser par un professeur qui nous a conquis ! Dans mon cas, les "coups de foudre " ont eu des effets miraculeux. J’ai travaillé plus qu’il n’était demandé, j’ai compris rapidement et profondément, j’ai changé ma vision et mes options sous l’influence de ces "maîtres" aimés, admirés, recherchés. C’est dans le cadre de ces rencontres intenses que se sont produits les changements les plus spectaculaires, car le partenaire accepté, invité, désiré, a profité facilement de la plasticité de ma pensée. Je l’ai suivi attentivement même quand le sujet ne semblait pas m'intéresser, car je croyais en son inspiration et je lui donnais le mandat de m'expliquer des choses que je devais étudier avant de saisir clairement leur importance.

Pour entrer dans l’intimité du "pas de deux", j’ai laissé pour la fin le récit de deux expériences d’apprivoisement que j’ai vécu vers la fin de ma vie d’élève. La première expérience s'est passée dans le cadre d’un cours intensif de pilotage que j’ai suivi pendant l’été 1976. La deuxième a eu lieu une année plus tard pendant mon service militaire. Dans les deux cas je devais me laisser conduire pas à pas par quelqu’un qui avait la tâche de m’instruire. La première fois, ce type de coopération a fonctionné avec d’excellents résultats. Le dressage militaire s'est soldé cependant par une catastrophe. La morale n’est qu’apparemment contradictoire. La différence est que seulement la première fois, j’étais consentant! Mais voyons ces expériences plus en détails.

Personne ne m’a obligé de m’inscrire à l’école de pilotage. On m’a demandé au début de consentir au règles de l’école afin de diminuer les risques d’accident. J’ai signé et j’ai trouvé normal de respecter cet engagement. On nous a soumis à un entraînement physique préparatoire rigoureux et à des cours théoriques intensifs. Le programme du camp était difficile et rigide, nous y avons été enfermés pendant 45 jours, ce qui était inhabituel à notre âge. Mais aucun de nous ne trouvait rien à reprocher. Nous savions qu’on était là pour accomplir le rêve de voler et que cette discipline nous y préparait.

Puis, la série de vols a commencé; quelques fois par jour, on faisait un tour. On utilisait de petits avions sportifs à deux places. Une place avant pour le pilote enseignant, une place arrière pour le pilote élève. Toutes les commandes étaient doubles; celui qui agissait plus vite ou plus fort prenait le contrôle. La première fois, je n’ai rien fait. Je me suis seulement apprivoisé au vol; l’instructeur me recommandait comment regarder simultanément dehors et vers le tableau de bord. La deuxième fois, j’ai commencé à inspecter le tableau de bord pendant que je suivais les explications que le pilote associait à ses gestes. Les vols suivants, j’ai commencé à toucher les manettes, de manière à percevoir sa façon de conduire sans le déranger. Puis l’instructeur m’a suggéré les opérations et les manettes que je pouvais contrôler seul. Je les ai pris en charge progressivement. Souvent, je sentais sa main corrigeant un geste ou je recevais un conseil pour le faire moi-même. Il va de soi que dans les circonstances, je n’ai jamais senti le désir de faire autre chose que ce qu’il m’enseignait ou de rester seul…

A mon quarantième vol, je pilotais. Le transfert avait eu lieu. Celui qui savait avant de faire, m’avait aidé à faire avant de savoir … afin de savoir. Étant déjà sensibilisé au phénomène de l’explication, j’ai été impressionné par ce processus et par son efficacité encore plus que par le vol. J’ai quitté le camp et mon instructeur avec regret. A aucun moment, je ne me suis senti gêné par ma position d’apprenti. D’ailleurs, nos instructeurs avaient tous un air fascinant…

Après une année, une fois le lycée terminé, j’ai été "convoqué" pour le service militaire obligatoire. Cette fois, je n’en avais aucune envie, je m’y suis résigné avec difficulté! Voilà neuf mois à déduire d'un des bons moments de ma vie (dix-huit ans). Je soupçonnais l’ennui et le désagrément mais pas le cauchemar à venir. J’ai enduré un traitement à la limite du supportable, j’ai vécu un enfer et cela pour un seul motif, j’ai refusé l’apprivoisement! Si mon lieutenant- instructeur avait abordé le traitement auquel il nous soumettait comme une obligation militaire, comme une manière de nous habituer à la vie de soldat, cela aurait pu passer même si aucun de nous n’aimait le rôle que nous devions apprendre. Mais il prenait la chose personnellement…

Ce fut une lutte entre lui et nous; il voulait nous démontrer qu’on était dans ses mains, qu’il pouvait faire de nous ce qu’il voulait! Cet apprivoisement forcé, doublé par l’humiliation continuelle était insupportable. Et il n’y avait pas de sortie, on était prisonnier. J’ai vu jour après jour une bonne partie de mes camarades lui céder l’initiative ou se cacher derrière une soumission formelle pour échapper à ses représailles. J’ai choisi de résister, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sans lui offrir la possibilité de me faire des ennuis plus graves. Cela l’a enragé encore plus. Je ne décrirai pas ici la chaîne impressionnante de punitions, le prix que j’ai payé pour ne pas apprendre ce qu’il voulait m’expliquer. Mon but n’est ici que de signaler la distinction entre l’esclave et l’apprenti!

Il est important pour moi d’éclaircir ce point, car autrement mon plaidoyer pour l'explication " en paire " pourrait être compris comme une préférence pour l’enseignement imposé. Dans mon expérience de pilotage, l’élève suivait son maître parce qu’il était obligé de le faire. Le consentement, qu’il s’agisse de l’intérêt pour le sujet ou pour le partenaire, est le préalable indispensable au rituel d'explication. Je suis intrigué par ceux qui, au nom de la liberté de l’élève, prêchent sa solitude en face d’un professeur neutre, vu comme un support d’information et non pas comme un précurseur qui illumine. Il y a ici une confusion. La liberté doit être assuré avant la leçon! Il faut que l’élève vienne vers son professeur dans un contexte sain, autrement les gesticulations démocratico-didactiques ne changeront pas grand chose! Ce n’est pas en indiquant aux professeurs de laisser en paix leurs élèves qu’on évitera de les soumettre à des explications dont ils ne veulent pas. Le préalable d’une explication est une question posée explicitement par l’élève ou une nécessité intellectuelle établie par le professeur pour éclaircir un sujet que l’élève veut connaître. C’est cette condition qu’il faudrait respecter pour éviter l’oppression pédagogique. Mais on ne doit pas décourager l’amour explicatif sous prétexte que la paire explicative peut fonctionner dans des contextes oppressifs.

L’importance de l’empathie entre le professeur et l'élève diminue avec l’âge mais ne disparaît jamais complètement. Elle révèle la dimension interpersonnelle de l’explication et met en évidence des aspects de motivation que la technologie de remplacement du professeur humain ne saurait contrôler. Je ne crois pas que l’ordinateur puisse nous conquérir, nous contaminer avec ses motivations, soulever nos passions, amplifier notre intérêt. Il est certain que la neutralité d’un instrument peut être préférable à un professeur antipathique, irritant, négligent. Mais cette solution ne peut devenir optimale que dans un monde où les vrais professeurs disparaissent. Quelqu’un n’ayant pas connu des moments qui révèlent l’effet catalyseur d’une rencontre réussite peut concevoir plus aisément l’instrumentalisation du processus. J’ai rencontré d’anciens élèves qui n’ont pas connu des vrais enseignants et j’ai constaté qu’ils acceptent plus facilement que moi l’idée d’un substitut du professeur. La médiocrité pédagogique est plus facile à simuler que l’art d’enseigner. La dégradation de la pratique de l’éducation peut préparer le terrain pour le passage des demi-enseignants aux programmes qui synthétisent … leur expérience.

Pendant ma vie d'élève, une longue succession d'explications m’a formé. J'ai appris à être seul en étant avec d’autres. Le miracle des rencontres enrichissantes a effacé le goût amère des contacts malheureux. J'ai été conscient assez tôt de la valeur cognitive de la communication et de l'explication. Mais c'est la chaleur et l'amour qui entretenaient l'acte explicatif et qui me fascinaient le plus. Je voulais manifester ma reconnaissance en expliquant aux autres. Le phénomène de l'explication en soi avait commencé à m'intéresser. C’est dans cet esprit que j'ai abordé mes études universitaires...