Chapitre A4: Un professeur de mathématiques

- la stratégie, la préparation, la présentation et l'évolution de l’explication –

Le cadre

En Roumaine, l'admission aux universités était sujette à des examens difficiles. Les mathématiques en étaient la base, surtout pour les facultés techniques. On testait la résolution de problèmes ce qui réclamait une compréhension assez approfondie des mathématiques. C’était la coutume de prendre des leçons privées pour la préparation des examens, d’habitude pendant la dernière année du lycée. À cause de mes performances dans des compétitions tant nationales qu'internationales de mathématiques, je fus un enseignant très en demande. En neuf ans (1983-1992) j'ai assisté presque cent élèves et obtenu un taux élevé de succès. Pour moi ces résultats confirmaient mon approche d'enseignement. Mais pour les interpréter, je dois analyser les détails du rituel que j’employais. Cette partie est dédiée à la description de l’aventure .

Je crois que la connaissance du contexte est nécessaire pour comprendre la réaction des réaction des élèves, saisir leur assiduité et l’intensité ainsi que l’intensité de leur motivation. Libérée des restrictions du côté du " vouloir " (les lycéens voulaient réussir), j’ai pu explorer le " pouvoir " du pas de deux (de la paire) pour l’explication. Dans le système social en place à ce moment, ne pas réussir l'examen d'admission avait de lourdes conséquences; celui qui était " refusé " était destiné à une vie misérable dans la " couche prolétarienne " dans un système où la " dictature du prolétariat " masquait les privilèges d'une mafia politique. Le diplôme universitaire permettait une condition un peu plus supportable. " Entrer dans une faculté " signifiait éviter une noyade. Un autre détail d’importance c’est qu'un jeune qui " coulait " l'examen devait supporter un service militaire presque deux fois plus long. Ainsi on peut entrevoir l "enjeu " et la pression correspondante. " L'admission " à l’université était un événement déterminant qui motivait et rendait la " préparation " à l’examen très sérieuse.

L'éducation et les diplômes étaient vus comme un signe de succès et de noblesse. C'était une honte d'être un étudiant faible ou de travailler sans avoir un diplôme supérieur. Même les dirigeants incultes du parti s’étaient inventé un système qui attestait de leurs études supérieures… Dans l'espace des valeurs collectives, je rappelle le lien social serré et prolongé entre les parents et leurs enfants, une tradition renforcée par une solidarité rendue nécessaire par la vie difficile. Les parents soutenaient leurs enfants (boursiers ou non) pendant l’université et faisaient des efforts financiers héroïques pour les aider à suivre des études universitaires. Voilà les origines de cette demande massive de " préparateurs ". Voilà le cadre qui m'avait amené une centaine de lycéens qui se sont arrachés mes explications, ayant à affronter face à eux un examen critique et derrière eux des parents qui ne devaient pas être déçus! C’était une position favorable pour l’éducateur qu’on pourra comparer avec celle du chapitre A7.

Les acteurs et les groupes

C’était une tâche difficile d’expliquer à nouveau, dans 8 mois et à raison d'une ou deux séances par semaine, huit manuels de mathématiques (deux en géométrie, quatre en algèbre et deux en analyse) et les stratégies de résolutions de problèmes correspondants. Les connaissances que les élèves avaient déjà sur chaque chapitre ne simplifiaient pas toujours la situation. Il était plus difficile de corriger une idée erronée que de présenter des idées nouvelles, sans parler des mauvaises habitudes de raisonnement et de recherche…

La majorité de mes élèves étaient considérés moyens. J'acceptais plus rarement les élèves faibles, car je n'avais pas assez de temps pour les rendre compétitifs. Enfin, les meilleurs élèves faisaient moins de " préparations ", sauf quand leurs parents ne voulaient prendre aucun risque. En pratique, ils n'avaient pas tort, car une année de " préparations " pouvait les rendre plus performants dans les concours d'admission, parfois de manière spectaculaire. J'ai eu la satisfaction de voir des décrocheurs parvenir en quelques mois à de bonnes positions dans des compétitions en mathématiques à la grande stupéfaction de leurs professeurs!

J’ai pu travailler avec des petits groupes homogènes qui m’ont permis de développer un protocole simplifié. Quand je présentais une démonstration ou je cherchais une solution avec eux, étant donné qu'ils étaient au même niveau, je pouvais travailler avec plusieurs à la fois. Aussi, quand je me concentrais sur un élève pour lui faire des suggestions ou répondre à sa question, j’arrivais à le faire de manière à intéresser les autres. Le partage de l’explication dans un contexte aussi favorable fonctionnait très bien; les deux à quatre élèves de niveau semblable coopéraient et s’influençaient positivement. Pour des raisons psychosociales, ils se sentaient même mieux ensemble que dans le cas où j’étais seul avec chacun. L’intensité de la relation étroite entre le professeur et l’élève était fertile mais stressante; il fallait des pauses qui permettent à l’élève de se ressaisir, de s’organiser selon son rythme intérieur. Il était préférable de changer de temps en temps le partenaire de la danse pédagogique pour permettre à chacun de passer de la position de participant à celle d’observateur du dialogue entre l’enseignant et un autre élève. L’efficacité de ce processus dépendait du petit nombre d’élèves. Dans une classe à 30 élèves par exemple (éventuellement non homogène) le fonctionnement aurait été défectueux, car un élève n’aurait entré que trop rarement en relation directe avec le professeur.

La reproduction, la liberté, l’efficacité

J'ai travaillé pour optimiser mon processus d’enseignement, ce qui a augmenté la performance de mes élèves partenaires. La grande majorité a réussi à des concours où le nombre de candidats par place était élevé. On pourrait se demander pourquoi j'ai obtenu des progrès assez spectaculaires avec des personnes exposées depuis tant d’années, sans succès, aux mathématiques scolaires? Pourquoi j'ai pu découvrir, dans la majorité des élèves de 18 ans venus vers moi avec un diagnostic de " non doué ", de " paresseux ", voire " d’incapable ", un potentiel qui a permis une maîtrise des mathématiques pour le moins raisonnable? Ce sont des questions importantes pour cette étude.

Je commencerai par signaler la stabilité de la matière et du contexte qui m'ont permis d'apprendre à expliquer de la façon la plus appropriée d'assimiler une procédure: en l'exerçant à chaque occasion afin de l'améliorer continuellement. Le faire et le savoir-faire se complétaient et se développaient en spirale.

Je fixais moi-même le curriculum des rencontres. J'aurais pu réduire la répétition des sujets si j'avais permis à chaque élève d’établir son cheminement dans la matière, son propre curriculum et me considérer comme un " facilitateur " prêt à répondre aux questions. Au début, j'ai eu le goût de le faire, provoqué par la théorie de l'adaptation aux besoins de l'autre et par mon obsession pour la liberté. Pourquoi et comment conduire quelqu'un dans ton paysage? C'est l’autre qui s’oriente dans le sien et demande de l’aide quand il en sent le besoin. Tout cela sonne bien...

Mais pour ces présentations et recherches démonstratives, après quelques années et maints essais, j’ai constaté que si l’élève déterminait le chemin de l'explication du curriculum et l’enseignant était là pour répondre aux questions, le résultat était plutôt inefficace. J’ai dû recourir à une approche où " l’enseignant conduit ", où " l’enseignant gère une recherche collaboratrice " afin d’avancer de façon intensive et fertile. Le droit de conduire le dialogue était peut-être plus paisible pour certains, mais les résultats étaient pauvres. Les élèves, intéressés à progresser rapidement et profondément, ayant confiance en mon expérience, ont préféré que je les guide vers le point où ils devenaient sûrs du succès. J’avais à répondre à une seule grande question, posée dès le début: comment y arriver? J’établissais le parcours et ils me demandaient seulement ce qu’il leur fallait pour me suivre.

Quelles sont les raisons de cette apparente infirmation de la théorie du " user-driven " ou d’une pédagogie ouverte mettant l’élève au centre du processus? Le contexte, sans doute. Les élèves ne pouvaient pas être sûrs qu’ils saisissaient correctement ce qui leur manquait - et en effet, souvent ils se trompaient- et ils n’avaient aucune envie de risquer. Ils percevaient aussi que ma prestation était plus enrichissante quand je déroulais la leçon ou que je dirigeais la recherche conformément à un plan préétabli et testé déjà par mon expérience que pendant les moments de mes divergences où je me laissais entraîner dans les méandres des diverses questions collatérales. Peut-être était-ce aussi que le temps était limité et que toute divagation se payait cher...

Plus important encore, j’avais trouvé un protocole de négociation de la continuation de l’explication qui convenait à la situation. Quand je faisais un exercice de recherche, je demandais des suggestions que j’analysais avant de continuer. Quand je faisais une présentation, au lieu d’inviter les élèves à décider de la direction de mon discours, je les consultais continuellement au niveau de la profondeur. J’ai pu ainsi profiter de l’organisation stratifiée de mes leçons. Je signalais en quelques mots le nouvel item qui entrait en scène et s’il était déjà connu, les élèves me demandaient de passer plus vite. Parfois, orienté par mon expérience, je vérifiais leur impression, parfois je passais tout de suite au prochain point. Quand les élèves me demandaient des détails, je le faisais jusqu’au niveau de profondeur qui s’avérait nécessaire. C’est ainsi que nous partagions le pilotage sur le niveau nécessaire d’explication dans une démonstration où le parcours était fixé à l’avance, ce qui me permettait de tenir compte des apprenants tout en profitant de l'expérience que j'avais gagné en répétant l’explication.

Ceci n’est pas un plaidoyer pour l’inertie, les curriculums de pierre, les contextes glacés, l’homogénéisation des élèves et les explications imposées. Ne faudrait-il pas penser que la variation du système explicatif (sujet, types d’élèves, parcours du discours) se paie par un effort supplémentaire de la part de celui qui explique et diminue les chances qu’il le fasse de manière optimale? Dans un univers informationnel et organisationnel dynamique, dans une culture des personnalités divergentes et autonomes, ne devons-nous pas nous attendre à une baisse de la qualité et de l’efficacité explicative? Si nous ne gardons pas un secteur curriculaire plus stable comme dénominateur commun et comme support pour des explications profondes, ne risquons-nous pas l’atrophie et peut-être même l’extinction des réflexes explicatifs?…

Je disposais d’une formidable expérience de résolution de problèmes. Je savais profondément ce que je voulais expliquer! Je connaissais intégralement un tas des recueils de problèmes; je savais lesquels ouvrent de nouveaux horizons et lesquels ne font que consommer du temps et de l’énergie. Ma propre initiation n’était pas loin, ma position actuelle étant presque symétrique, je me rappelais bien les moments clefs du rituel vécu comme élève avec mes professeurs, rituel qui me rendait comme dans un miroir l’aventure de dialogue présent. Ayant été attentif à l’aventure de mon apprentissage par contact direct ou indirect (apprentissage qui se continuait d'ailleurs, car j’étais à l’époque étudiant en mathématiques), je saisissais les points difficiles ou les moments de révélation; ainsi, je pouvais prévoir des questions, éviter des blocages, stimuler des intuitions, préparer des éclaircissements. J’avais une bonne expertise du sujet et une expérience réfléchie de ma propre initiation qui me permettaient de deviner des images perçues par mes élèves partenaires.

L’expertise explicative

Pour agrandir mon efficacité et comprendre mieux ce qui la détermine, j’ai transformé mes leçons en un champ d’expérimentation. J’ai modifié continuellement la façon de présenter la même matière, changeant la structure des parties, l’ordre des idées, les problèmes révélateurs, le style d’exposition, le mode de dialogue, le rituel de la recherche coopérative.

J’ai revécu cent fois le même problème. Le souvenir de mes maîtres d’école m’a déterminé à chercher la capacité d’attaquer les dilemmes avec une perpétuelle innocence comme si c’était la première fois. Ça n’a pas été facile. J’avais tendance à prendre la voie connue au lieu de faire ce que je prétendais faire: chercher sincèrement la solution en appliquant seulement les règles, les connaissances et les stratégies que j’avais mis à la disposition des élèves. Pas à pas, j’ai réussi à me dédoubler, être enseignant et élève simultanément, ce qui m’a aidé à comprendre et à mieux guider. J’ai appris à oublier l’ancienne solution pour m’accorder à la méconnaissance vécue par l’autre. Dans la toile de fond de mes raisonnements, le souvenir diffus de mes expériences à solutionner des problèmes et à fournir des explications polarisait ma pensée et mon discours.

Je connaissais de mauvaises journées quand mon inspiration et ma concentration diminuaient à cause de la fatigue, du stress ou des sujets trop ennuyeux. J’étais parvenu à une perception interne de cette baisse d’énergie pédagogique. Elle était d’ailleurs confirmée par la réduction de ma capacité à convaincre et par les difficultés des élèves qui, durant ces jours, comprenaient plus difficilement mais sans savoir pourquoi ....

D’autres fois, c’était le tour des élèves de se présenter en moins bonne forme et moins disposés à comprendre. J’ai appris à saisir ces moments et à changer mon attitude en conséquence. Souvent les changements de rythme, les surprises, le jeu, les sujets excitants sans aucun lien avec la leçon, la détente provoquée par une blague, les histoires qui faisaient appel à la sensibilité, réussissaient à piquer la curiosité d’un élève, à lui attirer l’attention et à lui stimuler la réceptivité. A la recherche du climat favorable, j’ai enseigné dans les clairières près de ma maison, j’ai fait des pauses musicales, j’ai déclenché des débats philosophiques et nous avons parlé de la vie... Ces incursions extra mathématiques nous ont rapprochés, ont agrandi l’empathie, ont donné un autre sens à nos rendez-vous, ce qui, au-delà de la valeur humaine, a eu un effet stimulant sur la consonance et sur la perméabilité de notre relation cognitive. Je comprenais mieux le spectacle apparemment secondaire offert par mes anciens maîtres.

Mon explication se portait de mieux en mieux. Les huit mois étaient devenus suffisants. Après quelques années de répétition, des chapitres dont la présentation incomplète m’avait demandé au début quelques séances, étaient compris aisément dans une heure! La réaction des élèves et les tests mettaient en évidence que je devenais de plus en plus clair, à cause du développement de mon expertise d'expliquer. J'apprenais progressivement le sujet, les élèves, le dialogue, le contexte, les stratégies, le métabolisme du système de mon intervention.

J’observais donc, en me comparant avec moi-même, qu’un professeur peut être meilleur qu’un autre au delà de la relativité de l’idée de bon enseignement! Il est meilleur par son savoir du sujet, par son talent d’enseigner et son expérience, mais aussi par la concentration avec laquelle il se prépare et il joue. Pour chercher le maximum de la communication à tout moment, je comprenais qu’il ne faut pas économiser l'énergie! Même si j’expliquais une chose à maintes reprises, avant de la revivre j’y pensais avec intensité; je récapitulais les points importants ou délicats; je pensais encore une fois à la séquence optimale. J’avais vu mon père procéder ainsi tout au long de sa carrière. Il préparait les leçons comme un acteur qui veut conquérir son public à chaque représentation. Souvent, quand mes élèves partaient, je restais écrasé sur ma chaise, incapable de parler pendant de longues minutes, complètement épuisé … Aujourd’hui j’en arrive aux réflexions suivantes.

L’enseignant et le sujet sont peut-être les mêmes, mais l’élève change, et par lui, chaque explication devient unique! Un professeur ennuyé par la répétition du sujet ne doit pas faire payer ses élèves. Le guide fascine le visiteur s’il offre chaque fois une prestation maximale, s’il retrouve perpétuellement la fraîcheur, s’il observe son public et invente! C’est ça le concert "live"! Autrement, un instrument (livre, disque, didacticiel) qui conserve mieux le discours, serait peut- être préférable. Une telle prestation demande au vrai guide, un esprit innovateur, en plus de la parfaite maîtrise de la matière, de l’art du monologue, du dialogue et de l’observation, de la capacité de concentration à la fois sur le sujet à l’étude et sur le partenaire. Réaliser un tel jeu pédagogique simultanément avec 30 élèves et gérer sa classe dans le même temps, demande un effort colossal. On comprend aisément pourquoi il y a tant de niveaux de prestation et tant d’enseignants médiocres...

Ne devrions-nous pas nous demander aussi qu’est-ce qui pourrait soutenir, qu’est ce qui pourrait motiver l’activité herculéenne d’un grand professeur. Qu’est- ce qui le détermine à consommer dix fois plus d’énergie que d’autres qui sont récompensés financièrement de façon identique? Dans les activités où les résultats des efforts sont, sinon mesurables, pour le moins visibles et immédiats, la récompense peut renforcer vigoureusement la motivation. Mais le professeur ne dispose pas d’un tel feed-back, surtout venant des dimensions plus profondes de son action sur l’intelligence et l’affectivité de l’élève, difficilement évaluables parce que trop intimes. Le bonheur d’aider, l’envie de faire connaître, le plaisir d’expliquer, le goût de la présentation esthétique, l’obtention de l’estime ou de la reconnaissance doivent soutenir son dévouement. Un retour de cette nature ne fonctionnait-il pas dans les sociétés qui ne s’étaient pas encore " émancipées " de leurs enthousiasmes, qui cultivaient la solidarité et les satisfactions de l’âme et qui entouraient le professorat avec une auréole de respect? Le professeur n’opère plus de la même façon dans une société pragmatique qui n’encourage plus les effusions. Il ne serait pas paradoxal de voir diminuer le nombre de maîtres d’école ou d’auteurs de livres fournissant des explications passionnées.

La dimension heuristique

Quand on dilue l’explication, on ne peut facilement saisir la diminution de la valeur de la leçon. Pour réduire le volume de l’explication et l'effort correspondant de façon imperceptible (cachée) ne peut-on pas réduire la profondeur du discours? En procédant ainsi et en mettant au point des tests en conséquence, on s’en sort bien.... Qui oserait critiquer un enchaînement de faits présentés formellement, pourvu qu’ils soient authentiques, même s’ils étaient superficiels et ne touchaient pas en profondeur la pensée? Qui saisira que la mode des exercices d'application des formules évacue l’essentiel des mathématiques, que seul le vrai problème peut explorer? Même quand on doit aborder un problème complexe, on trouve encore des moyens de le " simplifier "  au lieu d’illuminer l’aventure et de la rendre significative à celui qui cherche la solution. On parvient à présenter le cheminement ou des étapes menant à la conclusion sans en analyser la validité (information) ou à justifier chaque proposition par les opérations qui l’ont générée (logique), mais sans discuter l'heuristique. Ces réductions de l’explication ne permettent pas à l’élève de s’approprier les stratégies pour les utiliser dans d’autres situations, plus ou moins analogues.

Une pédagogie de la résolution des problèmes doit dépasser l’état de la justification. Si le passage des hypothèses aux conclusions suppose une longue chaîne d’opérations et plusieurs notions, techniques et intuitions interviennent, n’est-on pas en droit de poser la question : " comment deviner la suite? ". L’heuristique des mathématiques se concentre sur la tension entre la question et la réponse et sur le processus de découverte du chemin vers la solution, cherchant à mettre en évidence les stratégies, les indices et (si les algorithmes ne sont pas suffisants) les catalyseurs de la créativité.

J’ai choisi l’immersion profonde comme approche, en lançant constamment mes élèves dans des problèmes complexes, denses, explorés progressivement, au lieu de les inonder avec une cascade d’exercices simples et plutôt arbitraires. Après avoir préparé le cadre théorique et pratique nécessaire, je proposais comme devoir, en expliquant le but poursuivi, des problèmes sélectionnés attentivement. L’élève devait essayer de résoudre seul les problèmes. S’il ne réussissait pas, en se heurtant à un obstacle, il devenait sensible à la tension question- réponse ressentie à l’endroit où il s’arrêtait et il était prêt maintenant à recevoir des idées nouvelles pour résoudre cette tension.

Puis venait le tour des démonstrations. Parfois, on analysait les solutions des élèves, parfois, je présentais les miennes insistant sur la logique, indiquant la théorie et les opérations mises en marche. Cependant, en général, je préférais approcher le problème avec eux, en cherchant le chemin le plus logique, guidé par la théorie et les stratégies disponibles. On rencontrait ensemble des blocages, ce qui justifiait une explication illuminante.

Même quand la solution était présentée et non pas découverte, je ne m’arrêtais pas à la première couche de présentation. Une fois que j’avais démontrée la validité de la solution, je passais à l’analyse de son opportunité. Pourquoi était-il naturel d’en appeler à un tel procédé à la place d’un autre? Quel indice avait-on pour que cette intuition nous mène vers la sortie du labyrinthe? Après un tel exercice heuristique, je recourais souvent à une nouvelle observation du problème, faisant les corrélations avec des cas semblables, mettant en évidence les moments critiques et les idées fertiles, explicitant les stratégies intéressantes et réutilisables, cherchant des généralisations et d’autres solutions.

Pour exemplifier l’importance de cette approche heuristique et le cadre de mes expériences je vais raconter un cas significatif. J’avais observé que, pour bien des élèves, la recherche d’une solution dépendait de la confiance que leur donnait le fait de reconnaître le type du problème, ou de saisir au début un indice de la bonne direction. Les élèves avaient été habitué dans leurs écoles à un bombardement de réponses sans avoir posé des questions; on laissait peu de place à l’étude même des questions.... Ce qui me dérangeait dans cette histoire, c’était le fait que les élèves devenaient perplexes et paralysaient en face de l’apparente difficulté d’un énoncé de problème, qu’ils n’avaient pas le courage d’aborder sans anxiété. J’ai compris que je devais mieux comprendre et détourner cet obstacle qui inhibait la créativité, indispensable dans la résolution de problèmes.

J’ai trouvé un problème de géométrie qui avait une particularité intéressante, celle de n’offrir au départ aucun indice pour deviner laquelle de la multitude des continuations possibles menait vers la conclusion. Cependant toutes les voies alternatives pouvaient y parvenir à condition de suivre la recherche avec persévérance. J’ai proposé ce problème à plusieurs élèves. Le résultat a dépassé mes attentes les plus pessimistes; aucun élève ne l’a résolu, même s’ils ont réussi des points plus difficiles du même test, pour lesquels ils avaient cependant des indices suggérant le départ. Or, comme je viens de le dire, tout essai raisonnable en serait arrivé à bout. Ce fait semblait confirmer que les élèves étaient intimidés par l’énoncé, ils n’essayaient même pas vraiment de résoudre le problème, et ne se lançaient pas dans de vraies recherches! Je leur ai expliqué ce qui s’était passé, en faisant ressortir les conséquences importantes. Ils en sont sortis choqués mais enrichis. Ce n’est qu’un exemple de ce que j’appelle une méta-explication.

L’évaluation

Je me suis aussi alors posé cette question : qu’est–ce que représente l’évaluation obtenu grâce à des tests mathématiques? Qu’est-ce qu’elle permet de mesurer? La connaissance opérationnelle de la théorie? L’expertise de la résolution des problèmes d’un type connu? La capacité de découvrir des solutions? Ou … la chance de tomber sur le bon chemin?

Il est possible que quelqu’un comprenne bien la théorie et fasse des opérations correctes sans pouvoir refaire le long chemin qui mène à une conclusion ou qu’il reproduise un raisonnement sans le comprendre à fond et sans savoir quoi faire dans une situation analogue ou qu’il sache chercher de nouvelles solutions mais qu’il n'ait pas la chance de trouver la bonne réponse parmi une multitude de pistes valables ou encore qu’un penseur innovateur fasse une faute accidentelle qui l’égare. Entre deux élèves qui abordent un problème compliqué, il n’est pas sûr que celui qui trouve le bon chemin vers la solution soit meilleur que celui qui le rate!

Qu’est ce qu’on évaluait lors de l’examen d’admission? La note mesurait la réussite finale, l’arrivée au sommet, plutôt que l’appréciation de la qualité de l’approche. Que signifie être obligé d’arriver au bout afin de se voir reconnaître les mérites de l’essai? Les tentatives, les raisonnements incomplets n’intéressaient pas, le " brouillon " n’était même pas toujours accepté et ainsi l’estimation du potentiel était discutable. S’il n’y avait qu’un seul chaînon manquant dans la chaîne des raisonnements " attendue ", si dix-neuf autres obstacles étaient dépassés mais qu’on renonçait à décrire sa démarche parce qu’on n’atteignait pas l’arrivée, on était mal compris et mal évalué. J’ai appris à mes élèves d’écrire dans leur thèses les solutions incomplètes, ce qui leur a apporté de bons points aux examens. Cela prouvait le raffinement des correcteurs, mais la question de principe sur le sens de la note restait valable.

Je me suis heurtée à cette " objectivité " apparente à plusieurs reprises. Mes succès et mes défaites en compétition n’ont pas toujours reflété mon niveau. J’ai gagné un concours important parce que j’avais déjà rencontré tous les problèmes proposés. J’ai gagné un autre pour lequel je m'étais peu préparé parce que j’ai vécu une journée d’inspiration. Par contre, j’ai perdu des concours pour lesquels j’avais investi énormément, car divers incidents (psychiques, communicatifs, physiques) m’avaient empêché de démontrer mon savoir.

La dimension explicative des notions

Mon expérience d’enseignant a accentué ma conviction que les relations mathématiques peuvent soutenir plus qu’une cascade d’arguments, que les démonstrations n’ont pas seulement des dimensions logiques et heuristiques mais aussi subjectives, psychologiques, communicatives. La recherche et la compréhension des solutions sont des processus psychiques, dynamiques, progressifs, évolutifs et transitoires. Il y a des moments où la continuation d’une démarche est influencée par une suggestion, par un beau paysage, par un encouragement, par de l’aide! Il est important par exemple, si on offre à l’élève à chaque étape des visions partielles mais cohérentes. Or, si la démonstration purement logique ne contient pas des tels éléments, l’explication complète est enrichie par des composantes redondantes, pédagogiques, méta-justificatrices qui appuient la compréhension.

Le trajet même de la démonstration peut prendre d’autres horizons pour la rendre plus accessible, en présentant des métaphores et des analogies stimulantes, en dessinant des schémas simples mais expressifs qui seront raffinés ou remplacés plus tard. Pour répondre à la psychologie de l’apprentissage, le chemin doit avoir continuellement un sens, repérable sur une carte d’idées, facilitant une compréhension qui progresse sous forme de spirale. On peut avoir des difficultés à atteindre le sommet de la montagne si le sentier qui y mène est abrupt, arbitraire ou intimidant. Les aires de repos ou les points de perspective, la bonne dose de la pente, la beauté du chemin deviennent des éléments importants pour que l’explication ne soit pas vue seulement comme un lien qui lie correctement l’hypothèse à la conclusion mais comme sentier aménagé favorisant le parcours.

Regardant de tous les angles la pratique et la problématique de l’enseignement de la résolution de problèmes, j’ai fini par changer ma conception sur les mathématiques. En apprenant à enseigner le sujet j’ai réappris le sujet. En revivant tant de fois l’émotion de la recherche, en mettant sous divers lentilles les mêmes problèmes, en observant mes partenaires et avec leurs yeux, j’ai remarqué que le paysage devenait autre à chaque incursion. Le voyage changeait progressivement la géographie plastique des idées, comme si les excursions n’étaient pas des trajectoires sur les chemins tracés sur un relief stable, mais des définitions nouvelles des chemins, remodelant aussi le relief. Mon univers mathématique n’avait pas seulement une structure mais il évoluait, il devenait dynamique et dépendait d’une histoire dont je ne pouvais pas faire abstraction sans en appauvrir les significations.

Cette métamorphose m’a d’abord charmé et puis intrigué. J’assistais seulement au changement de la réflexion des mathématiques dans mon miroir ? Ce régime transitoire correspondait-il seulement au film de la construction de mes concepts? Ou, il reflétait la condition évolutive de l’édifice extérieur, objectivé par négociation sociale, appelé " mathématiques "? L’évolution d’une démonstration engendrait un problème phénoménologique superposée sur le problème stratégique posé par l’heuristique, sur le problème théorique posé par l’épistémologie et sur le problème pratique de la didactique: la démonstration est l’explication d’un résultat mathématique, mais qu’est ce que c’est l’explication de la démonstration?

L’univers mathématique courant, formé par des concepts, des principes, des stratégies, des démonstrations et des applications serait-il plus dense s’il incluait les explications? Ou, il est mieux de laisser les explications dans leur positions d’épiphénomènes, intéressant seulement la pédagogie, l’histoire ou les ouvrages de vulgarisation? Est-ce que le monde des recherches, des tâtonnements, des incursions et des rencontres explicatives est superflu? Ou fait-il part de l’essence de l’aventure mathématique et en conséquence devrait-il être systématisé, filtré ... observé?

J’ai été gagné par la perspective d’un curriculum plastique, d'un magma qui donnait naissance aux mathématiques sur la pression modélisante de ceux qui inventent, organisent, expliquent, négocient. Je sentais que le régime transitoire, l’explication psychologique et historique des raisonnements est un espace essentiel qui élargit celui des démonstrations, qui à son tour élargit celui des résultats. L’explication était plus qu’un accessoire transitoire, elle était une dimension dynamique du sujet expliqué. L’argumentation abstraite du sujet S n’était que la synthèse de l’ensemble des argumentations réelles faites par des hommes x vers des partenaires y dans des contextes z et avec des instruments u....

Je voulais donner à cette intuition une forme plus claire et proposer l’émergence d’une nouvelle couche mathématique dédiée à l’observation du phénomène de l’explication. J’espérais que cette extension ne serait pas seulement intéressante intellectuellement, mais qu’elle jetterait une nouvelle lumière sur les mathématiques classiques. Un tel programme supposait une connaissance profonde des mathématiques et une analyse solide du rituel utilisé dans leur explication. J’ai cru qu’en parcourant les 5 années d’études à la faculté de mathématiques de Bucarest, je serais mieux placé pour suivre mon aventure. Et dans un sens, je ne me suis pas trompé…