Chapitre A7: Un militant

- le contexte social et politique de l’explication –

Un préambule

Les chapitres antérieurs ont mis en évidence les influences du contexte de l’explication sur son déroulement. Il y a des différences significatives entre le rituel explicatif dans une école, une université, une télé- université, une leçon privée et un moment de formation. J’ai aussi noté les implications de l’organisation sociale de l’entreprise sur l’ingénierie de l’instruction. Ce constat est généralisable: le tissu de l’explication est intégré dans un organisme social qui l’influence par tous les pores. Je dédie ce chapitre à la dimension sociale de l’explication, parce qu’il décrit une étape de ma vie où j’ai vécu des changements dramatiques de contexte (la révolution roumaine de 1989, l’émigration, ma réorientation professionnelle).

Le moment est venu de renoncer à la séparation qui m’a permis d’isoler les systèmes décrits précédemment (élève- professeur, lecteur- livre, formateur- dépanneur, ingénieur- formateur). Je vais donc dépasser le stade des allusions accidentelles pour rendre le contexte social et politique dans lequel mes expériences ont été submergées. Je suis conscient de modifier " a posteriori " la signification des chapitres précédents. J’ai préféré le discours en spirale en retardant les aspects que je vais maintenant évoquer, parce que je crois que ces aspects auraient pu diminuer la lisibilité des observations sur le processus de l’explication. Cette nouvelle couche devrait illuminer différemment le sujet, surtout au niveau des attitudes et des motivations des personnages.

Dans le seul chapitre dédié à la dimension sociale et à l’explication des sujets non- techniques, j’ai choisi un style très direct, tout en étant conscient que mes affirmations pourraient provoquer l’irritation ou la contestation de ceux qui ne seront pas en résonance avec moi. En entrant dans le monde des opinions et des interprétations socio-politiques, je m’attends à payer le prix de la relativité …

L’expérience " Pitesti " et l'éducation par la force

Les événements explicationnels décrits dans les chapitres précédents ont eu lieu dans une société pénitentiaire, un mélange monstrueux entre un camp de concentration et un asile d’aliénation. A la fin de la deuxième guerre mondiale l’Union Soviétique a englouti l’Europe de l’Est et a installé dans chaque pays un régime communiste d’occupation. Au caractère sombre, absurde et répressif déjà insupportable du communisme soviétique, ces régimes ajoutaient les humiliations et les destructions de l’occupation et la pression pour l'involution de la société vers des formes beaucoup moins civilisées que celles qu’elles remplaçaient par force. Les sociétés ainsi agressées ont opposé une résistance qui s’est vite avérée inutile à cause de leur isolement et de la passivité des pays occidentaux face aux agissements de leur allié de guerre.... Le rapport de force disproportionné a conduit à l’écrasement des pays victimes.

La Roumanie a connu une répression féroce. On ne connaît pas encore le bilan exact du génocide, mais les témoignages montrent la décimation de toutes les " couches sociales " qui ont opposé ou auraient pu opposer une résistance à l’instauration de la " nouvelle société ". Entre 1947 et 1964 dans les prisons et les camps ont été maltraités et décimés les politiciens, les journalistes, les prêtres, les écrivains, les étudiants, les enseignants, les paysans qui ne voulaient pas renoncer à leurs terres, les intellectuels qui ne voulaient pas renoncer à leurs idées. Je ne vais pas faire ici le récit ou l’analyse de cette immense tragédie, décrite par une vaste littérature. J’ai choisi un seul exemple, à cause de sa force symbolique et de son caractère d’expérience éducationnelle limite, l’exemple connu dans la littérature historique comme " le phénomène Pitesti ".

Cette " expérience" a été lancée en 1950 dans la prison de la ville roumaine Pitesti, où étaient incarcérés les étudiants. Le régime très dur de détention n’était probablement pas suffisant pour écraser physiquement et moralement les jeunes détenus. Les experts en la matière ont conçu un plan pour accélérer la " rééducation ". Ils l’ont mis en application avec la complicité de quelques détenus, entrés dans le jeu dans l’espoir d’obtenir la libération. Voici la procédure :

Au moment initial de chaque étape, dans une grande cellule, étaient réunies deux catégories de détenus. Les " rééduqués ", organisés et soutenus, discrètement par la direction de la prison, avaient le rôle de convertir les autres, les " pas encore rééduqués ". Ceux–ci n’étaient pas au courant que les nouveaux compagnons de cellule étaient des " rééducateurs " et ne savaient pas ce que cela voulait dire. Certains détenus s’étaient connus avant l’arrestation, ils avaient été collègues, amis ou partenaires dans les activités déclarées " antisociales " par le régime antisocial ... Pendant un mois, l’atmosphère se détendait, les relations se consolidaient... Puis, brusquement, l’enfer était déclenché. A un signe préétabli et à l’aide de matraques cachées, fournies par des gardiens, les " rééducateurs " bondissaient sur leurs collègues de cellules en les passant à tabac. La surprise était grande, et les victimes, qui ne comprenaient pas qui et pourquoi les frappait, ne résistaient pas debout longtemps. Écrasés par les coups et par la stupéfaction de se voir brutalisés par des amis, ils devenaient incapables de défense. La raclée collective continuait quelques jours, puis le rituel changeait dans une série de longues tortures individuelles auxquelles les victimes devaient assister en attendant leur tour. Les os était brisés, la chair déchirée, la bouche obturée avec des excréments, les têtes tuméfiées. Ce traitement continuait jour après jour, parfois un mois ou plus, jusqu’à ce que chaque victime cède et se déclare rééduquée. La conversion se démontrait par la rénégation des parents, des amis et des causes, la trahison des collègues, l’abjuration religieuse, la déclaration d’amour envers le communisme et finalement l’acceptation du rôle de " rééducateur " pour la prochaine étape de l’expérience. Le cercle se fermait avec la conversion de la victime en bourreau! Et il n’y avait pas de sortie... Quand un tortionnaire laissait transparaître sa pitié en ne frappant pas assez fort, il était réintroduit dans le cycle de la torture, et cette fois il était maltraité sans limites. Pendant les deux ans que la vague de rééducation a été propagée d’une cellule à une autre, un seul détenu a réussi à se suicider... Les autres n’ont pas pu le faire, même quand il ont voulu le faire. La plupart sont sortis de cette " expérience " complètement brisés humainement Le phénomène a été propagé dans une certaine mesure à d’autres prisons politiques. Des éléments encore peu connus ont déterminé son interruption et l’effacement des traces moyennant un procès truqué qui s’est contenté de condamner... quelques détenus.

Cette application de certains principes des expériences pavloviennes à des sujets humains a été un succès horrible mais seulement à court terme. Une fois échappés du " système d’apprentissage " les " sujets " n’ont pas manifesté les traits qu’ils ont " acquis " par force. En revanche leur blessure était irrémédiable.

Ce fragment de l’histoire de la répression en Roumanie est éloquent sur plusieurs plans. D’abord, il nous averti contre toute confusion entre l’éducation vue comme coopération consentie et l’éducation vue comme agression d’un homme de l’intimité d’un autre. Mon plaidoyer pour l’explication " à deux " serait incomplet sans cette mise en garde. Tu enseignes à celui qui te le demande ou qui accepte librement d’apprendre. Cette condition de base devrait être assurée au niveau institutionnel par ceux qui mettent un professeur et un étudiant face à face. Parfois, au lieu de veiller à ce que le cadre extérieur de l’éducation soit sain, les " stratèges " des systèmes éducatifs demandent au professeur de construire par des moyens pédagogiques l’illusion de la liberté... Parfois, le contexte éducatif est tel que des professeurs vivent le délice de petits dictateurs ... Parfois, des étudiants par force se vengent sur un professeur prisonnier lui-même de la situation....

Dans le cas extrême exposé plus haut, on peut repérer aisément l’absence de liberté et l’abus (le viol) éducatif. Mais quand les situations sont moins claires, sommes-nous suffisamment sensibles au problème? Faisons-nous la distinction entre la didactique de l’éducation demandée, consentie ou imposée ? Est-ce que tout est en règle quand nous parlons du " droit d’éduquer "? Il y a des personnes qui sont obligées de s’éduquer (de se rééduquer) avec des arguments plus raisonnables que ceux des tortionnaires de Pitesti... Il faut passer des examens pour "réussir", il faut acquérir de l’expertise pour trouver un emploi, il faut se tenir au courant pour rester compétitif, il faut connaître le curriculum national et patriotique, il faut apprendre le rituel social et les règles à respecter, il faut acquérir les réflexes intellectuels de base. Il faut... Mais le passage de " l’obligatoire " à " l’imposé " est si fin... Certains veulent jouer le jeu, certains comprennent la nécessité, certains se résignent, certains endurent.

En effet , la pression, l’influence et la manipulation ont parfois des justifications raisonnables. Quand la nécessité, la tradition et l’arbitraire se mélangent, il devient difficile de formuler des conclusions. Laisser les enfants décider seuls de leur éducation ne serait pas une formule enviable. Mais il faudrait ne pas oublier qu’on leur impose l’école et qu’on fait tout pour que leur posture soit acceptable. Tout dépend de ceux qui accomplissent le rituel. L’image des écoles comme des usines d’éducation, peut soulever des frissons d’émotion... mais aussi des frissons de peur. C’est ce genre de réticences sur de possibles connotations du terme " éducation " qui m’ont déterminé à me pencher sur " l’explication " qui suppose une réponse à une question vraiment posée…

La "formation de l'homme nouveau" comme expérience ou " Pitesti " généralisé

Le " phénomène Pitesti " explique bien l’essence de la tragédie roumaine entre 1944 et 1989- la terreur propagée en spirale. Les victimes forcées de devenir coupables, de faire des compromis dégradants, deviennent manipulables , incapables de révolte ou de résistance et finalement utilisables dans la propagation de la répression. C’est un cancer. D’après l’ancien chef de la police politique (" Securitate ") plus de 3 millions de Roumains (sur une population totale de 20 millions) faisaient en 1989 des délations sur leur entourage ... La contamination forcée a connu des formes très variées: des gens poussés à devenir malhonnêtes pour avoir à manger, à trahir leurs amis pour rester libres, à louer leurs oppresseurs pour améliorer un peu les conditions de l’oppression, à dire que le noir est blanc et à ne pas réagir aux injustices pour éviter les représailles, à devenir " informateurs" de la police politique pour protéger leurs enfants, à renoncer à leurs propriétés et à leurs idées pour sauvegarder une liberté partielle et provisoire. L’application conséquente de cette technique explique le succès du " méta-phénomène Pitesti " dans la " formation de l'homme nouveau". Le prix en a été le maintien de trois générations de " rééduqués " dans une détention, une terreur et une turpitude qui a tué chez eux progressivement le courage de s’opposer .

Voici donc le contexte " d’éducation" qui a entouré mes expériences... Heureusement, à l’époque, je ne l’ai pas perçu clairement. J’étais jeune et assoiffé de connaissance, de performance, d’aventure, de vérité, da beauté, d’affection... Après 1965, les apparences étaient d'ailleurs plus supportables, car la répression directe systématique n’était plus nécessaire. La peur était devenue autonome. Une terreur diffuse, un silence suspecte et une atmosphère absurde régnaient. Nos parents, qui avaient subi le choc de la répression, se taisaient maintenant surtout face à leurs enfants ... et nous apprenaient à nous taire.

Une perception nette de notre condition n’aurait d’ailleurs pas été préférable, car elle n’avait pas eu que la sortie de la folie ou du sacrifice. Il fallait vivre dans l’espace accessible de la profession, de la famille, des amis, de l’art, de la philosophie. Les gens s’étaient divisés en quelques catégories c’est-à-dire les gardiens, les profiteurs, les victimes placides, les résistants, et ceux qui voulaient résister à l’intérieur. Dans cette dernière catégorie on se reconnaissait par des signes subtils: la non- implication dans l’activité politique, la non- utilisation des slogans, le fait de ne pas grimper dans l’échelle administrative, le dévouement professionnel en dépit de l’absence d’une récompense juste, la solidarité. Plusieurs intellectuels de profil humaniste cherchaient dans des professions techniques ou scientifiques la préservation d’une certaine dignité. On sentait que bien faire un métier " propre " est une forme de résistance.

Les ressorts de cette réaction ne me sont pas encore clairs. Je la consigne néanmoins dans l’espoir qu’elle jette une autre lumière sur les scènes que j’ai déjà décrites. On peut ainsi revoir mes professeurs ... enseignant autre chose que ce qui était dans les manuels, évitant la pollution par les slogans obligatoires, nous apprenant à penser et à aimer le contraire de ce qu’ils avaient comme mandat de nous apprendre, nous révélant la beauté du raisonnement et de l’émotion, se dévouant ... Peut être qu’ainsi deviendront plus compréhensibles mon intérêt pour l’explication généreuse et ma peur d’un monde avec des explications mais sans professeurs...

Le marasme produit par la gigantesque expérience " d’éducation forcée " est devenu évident après la " révolution " roumaine de 1989. Sans cette dimension " éducationnelle ", les prisonniers survivants, comme ceux d’un camp " classique " de travail ou d'extermination, auraient réagi de façon différente à leur libération. Ils auraient voulu renverser le pouvoir des gardiens, libérer la cité de leur menace, établir la vérité sur les crimes commis, dénoncer l’absurdité des anciens slogans et des anciennes valeurs valeurs, demander des explications et des dédommagements ...

Ces choses ne se sont pas passées ainsi en Roumanie. La " révolution " de 1989, malgré un relâchement de la répression (revenue cependant en force à plusieurs reprises, sous des formes nouvelles), s’est avéré servir surtout de masque pour une reconversion cynique de l’oligarchie communiste en patronat sans scrupules ni compétences. Dix ans après 1989, les dossiers ont été fermés à clé, les vérités et les derniers témoins ont été enterrés, les tortionnaires ont été protégés, les protestations étouffées, d’anciens maîtres ont été plébiscités aux élections, les partis démocratiques se sont avérés impotents, la mafia politique a eu la main haute sur l’ancienne propriété d’état, la société s’est enlisée matériellement et moralement, les jeunes spécialistes ont quitté en masse le pays. Cette évolution n’est qu’apparemment surprenante. Elle est le résultat direct des deux mécanismes qui ont coopéré à maintenir la population dans les mains de ses anciens oppresseurs: le fait que ceux-ci n’ont jamais quitté les leviers du pouvoir et le profit qu'ils on tiré de la rééducation (aliénation) prolongée du peuple roumain.

La révolution et l’explication …

Percevant le besoin de désintoxication de la société j’ai décidé, après décembre 1989, de mettre mes énergies explicatives à la disposition d'une vraie révolution.. Je n’avais aucune expérience de propagande contre- éducative, mais j’étais motivé plus fort que jamais à aider mes concitoyens à se libérer d’un régime état qui nous empêchait de lutter pour l’émancipation. Je résume ici cette aventure d’explication.

Je me suis lancé dans une campagne de sensibilisation. J’ai rédigé des revues et des manifestes; j’ai proposé à la presse des articles; j’ai réussi à faire passer au début des appels à la télévision; j’ai participé à des conférences et à des manifestations de protestation; j’ai tenté de convaincre des personnalités culturelles à s’impliquer dans le combat politique ; j’ai conçu la plate-forme d’un parti de " renaissance spirituelle " et j’ai essayé de le faire fonctionner; j’ai fondé des associations civiques de dialogue, d’explication et d’action; j’ai posé ma candidature aux élections et je m'en suis retiré pour protester contre les conditions électorales impropres; j’ai mené des grèves de la faim; j’ai découvert dans une forêt des charniers datant de l’époque du génocide et j’ai essayé de faire démarrer l’enquête judiciaire; j’ai conduit l’alliance de l’opposition contre le régime néocommuniste dans un des districts de la Roumanie ....

Je m’étais attendu à de grands obstacles mais la réalité a dépassé mes attentes. Mes articles ont été refusés par une presse dominée encore par les anciens propagandistes du " parti unique ", convertis à un rite pseudo-démocratique. Mon appel à la télévision à été " traité " de façon à devenir incompréhensible. Plus tard, la télévision s’est complètement fermée aux voix de la contestation et s’est prêtée à une formidable campagne de désinformation. Les meetings se sont heurtés aux policiers qui réprimaient difficilement leurs réflexes et à des provocateurs utilisant des moyens de plus en plus sophistiqués. Les appels lancés aux intellectuels se sont soldés par un refus quasi-général (" Nous ne faisons pas de la politique "). Les jeunes qui protestaient dans la rue contre la confiscation de la révolution ne supportaient pas l’idée de créer un parti pour organiser la résurrection. Les partis démocratiques nouvellement nés ne voulaient pas unir leurs forces. Les journaux asservis dominaient sans partage dans un district comme le mien, où les autres journaux ne pénétraient pas. L’ancienne police politique avait le contrôle souterrain de la situation et utilisait un mélange efficace de chantage et de diversion. L’océan des informateurs qui n’avaient pas été " déconspirés " influençaient irrésistiblement l’opinion publique en diffusant des informations et des conceptions impossibles à contrecarrer. Intrigués par l’agressivité de la population, nous avons employé des sondages par questionnaire pour nous convaincre que l’électorat croyait dur comme fer toutes les aberrations que la propagande lui avait inoculées. Dans ma ville, beaucoup de gens se sont laissés persuader que j’étais à la solde des pouvoirs étrangers, que je détenais des armes à la maison, que j’étais un escroc avec un lourd casier judiciaire, que je voulais renverser par force le jeune pouvoir démocratique pour instaurer l’esclavage et laisser les gens sans emplois.

Dans ces conditions, comment faire passer mon message? Ma nouvelle posture " d’explicateur " était ingrate. Pour la première fois, je voulais expliquer quelque chose, montrer que les gens étaient conditionnés et poussé à ne pas vouloir m’entendre. Le clivage entre les deux Roumanie se transformait en abîme. De amitiés de longue date se déchiraient, des familles se séparaient. C’était un gigantesque dialogue de sourds. Parler aux siens était facile mais n’était pas nécessaire, parler aux autres était essentiel mais n’était pas possible ...

Le barrage des médias, le bruit de la machine de propagande et les connaissances préalables du public empêchaient la compréhension correcte de notre signal. C’était le triomphe d’une ingénierie " constructiviste ". Les anciens " éducateurs " connaissaient si bien l’échafaudage conceptuel inculqué à leurs élèves qu’ils pouvaient les manipuler avec précision par des messages absurdes et incroyables. Ils ont même pu profiter copieusement de notre propagande, qui ne faisait que déclencher la lecture opposée à celle attendue par les auteurs! J’ai constaté à maintes reprises ce phénomène de relativisation objective ; tout texte qui charmait mes camarades enrageait les autres! Nos messages ne faisaient que renforcer la haine envers notre cause et la solidarité avec les gouvernants. Le déclenchement d’une grève, le remplacement d’un dirigeant, la fondation d’une organisation, une arrestation , la promulgation d’une loi, la signature d’un accord, l’affirmation d’une opinion, le déroulement d’un incident, tout était perçu positivement ou négativement selon le camp du lecteur! La plus banale information factuelle avait cette propriété caméléonesque: elle changeait de sens selon le point de vue du lecteur.

Pour attirer l’attention sur cet état de choses, j’ai eu recours, avec six autres compagnons. à une grève de la faim dans le parc central de notre ville, en essayant d’expliquer à nos concitoyens apprivoisés ce qu’on voulait dire par "La liberté ne se mendit pas! " et " Les démonstrations perturbent la paix des coupables ". On a résisté seulement 48 heures... Pendant tout ce temps, on nous insultait, on nous harcelait, on nous crachait dessous, on nous menaçait, on nous "démasquait", on nous regardait avec une haine inoubliable, on nous menaçait de nous immoler. La brutalité aveugle des partisans de l’ancien pouvoir parlait de soi... A peine sommes-nous sortis indemnes de l’attaque finale qui nous a obligés à continuer la grève de la faim en dehors de la ville. La situation était devenue insupportable. Il fallait faire quelque chose pour empêcher qu’on nous ferme la porte vers la liberté.

Ceux qui voulaient empêcher l’alliance monstrueuse entre les bourreaux et leurs victimes hypnotisées ont participé à un meeting au centre de Bucarest au printemps 1990. Nous nous sommes joints à cette manifestation. Pendant 52 jours, la Place de l’Université s’est transformée en une gigantesque tribune d’explication collective. Les uns après les autres, les orateurs ont témoigné de leurs souffrances de prisonniers, ont démasqué les mécanismes de la dictature, ont manifesté leur joie de participer à ce cri collectif de dignité, ont affirmé leur soif de normalité, de liberté et de justice. Les dizaines de milliers de participants applaudissaient avec ferveur et avec l'espoir que leur message sera compris par tous les roumains.

Mais le message n’a pas été compris. Le dénouement a été très différent de celui qu’on espérait, mais, dans un certain sens, dans l’ordre des choses. La capitalisation du pouvoir dans l’ " éducation des masses " a pu être exploitée de manière imparable. Les " élections " ont été gagnées par les néo-communistes, le meeting et la résistance ont été écrasés avec l’aide de la population fidèle qui n’a pas pu supporter les idées des " voyous " de la Place de l’Université.

Une terrible dépression a envahi le camp anticommuniste, choqué, humilié et effrayé par cette défaite néfaste. Une bonne partie des jeunes protestataires ont émigré ou ont renoncé à la politique. Après deux ans d’efforts politiques et éducatifs stériles, dégoutté et déprimé, j’ai quitté le champ de bataille, en y laissant mes racines… J’ai emporté au Québec l’ombre d’un échec humain et éducatif majeur et le désir de le comprendre et de le dépasser.

Un choc culturel

Le contact avec ma nouvelle société aurait pu être moins dur si je n’avais pas eu l’idée de chercher au début un poste d’enseignant en mathématiques dans une école secondaire. Le souvenir des yeux lumineux et parfois même humides d’émotion de mes anciens élèves de Roumanie m’avait fait croire que cette position allait soigner mes blessures. J’avais encore à apprendre sur l’importance du contexte dans l’éducation...

Je m’imaginais déjà comme guide conduisant les élèves assoiffés de savoir, leur révèlant la beauté de la pensée mathématique. J ’ai trouvé un contrat pour enseigner à des classes de 5ième secondaire. L’âge des élèves qui était en moyenne 17 ans me convenait. J’étais sûr de pouvoir les charmer avec des incursions logiques, esthétiques, philosophiques , ludiques, avec des exposés clairs, riches et surprenants. Je n’ai charmé personne ...

Le premier jour, le directeur m’a mis au courant des règles et des valeurs de l’école. J’ai trouvé cela normal, car je connaissais l’importance du contexte de l’enseignement, même pour les mathématiques. J’ai écouté avec attention, décidé de respecter les consignes. Quelques instructions me paraissaient normales, quelques-unes me plaisaient, d’autres m’avaient choqué. J’ai aimé l’accent mis sur la liberté des élèves, sur les relations civilisées dans la salle de classe et l’orientation pragmatique du curriculum. Mais d’autres indications ne me convenaient guère. Ne pas louer les bons enfants en face de la classe pour ne pas vexer les autres, ne pas les inviter au tableau noir pour vérifier leur compréhension, entourer leurs notes d’un secret strict.

Le contact avec les classes a été beaucoup plus choquant. J’ai dépassé assez facilement l’absence de la solennité et de la discipline, même si je me sentais gêné de me voir tutoyé alors que j'avais du mal à renoncer à mes " réflexes de vouvoiement ". Je comprenais que c’était une question d’habitude, car même les manuels tutoyaient le lecteur, mais je me sentais mal à l’aise dans cette atmosphère qui détruisait le mélange de sympathie et de respect avec lequel j’étais habitué et qui remplaçait l’intimité des esprits par une intimité que je trouvais vulgaire.

Le nouveau rituel me convenait peu. Les élèves n’avaient pas l’habitude d’être questionnés pendant la leçon, ils refusaient généralement de venir au tableau noir pour aborder des problèmes, répondaient rarement aux invitations de participer au dialogue et cela limitait la rétroaction à des épreuves écrites périodiques. Il était donc difficile de les faire découvrir " à deux " les solutions des mystères, ou de les faire assister aux démarches intéressantes d’un collègue. Les notes des épreuves écrites étant secrètes, je n’avais pas le moindre moyen de stimulation ou à d'émulation collective. A cause de la "  discrétion " et pour ne pas " stresser " les élèves , je devais " gérer " trente aventures d’apprentissage isolées, réunies seulement aux moments de mes présentations- monologues.

L’absence de vérification formative continuelle était compensée par un grand nombre d’épreuves écrites. C'étaient les seules occasions de connaître la pensée de mes partenaires et de calibrer mon discours. J’ai donc prié les élèves de me décrire leurs raisonnements de la manière la plus détaillée possible. Ainsi, je pouvais saisir les causes des erreurs, les connaissances manquantes, les mauvaises habitudes de pensée. Mais ils ne parvenaient pas à répondre à ma demande, car ils n’étaient pas du tout habitués à expliquer leurs résultats. Pour eux, ainsi qu’on leur avait inculqué, une réponse était un nombre, une case cochée dans un questionnaire à choix multiple , ou tout au plus quelques calculs esquissés pour ne pas utiliser un brouillon séparé. J’analysais et j’annotais avec difficulté ces messages mal structurés. Cela me prenait beaucoup de temps et mes nuits s’étaient rétrécies sensiblement. J’ai demandé à mes collègues comment ils se débrouillaient et ils m’ont montré leurs questionnaires et leurs grilles de correction en plastique qui leur permettaient d’établir une note en trente secondes, alors que pour moi cela prenait au moins trente minutes! A mes remarques critiques concernant ce genre de " tests " qui ne permettait pas l’observation de la pensée des élèves et contredisaient tout principe d' " éducation mathématique ", ils ont souri et m’ont prédit que je me calmerais ...

Je me suis obstiné à essayer de stimuler le dialogue par l’annotation des épreuves, de révéler l’esprit des mathématiques tel que je le concevais et de réveiller le goût pour le raisonnement rigoureux et la recherche créatrice. Après l’affreuse expérience politique, je récidivais en voulant nager contre le courant et à n'estimant pas correctement le contexte de mon action... C’était manifestement trop tard. Les mathématiques étaient une science faite de calculs, de formules à appliquer en pianotant sur les calculatrices. Les opérations abstraites provoquaient de grandes difficultés, l’exigence de la rigueur semblait exotique, les situations nouvelles bloquaient, les incursions culturelles n’intéressaient pas. Les élèves ont été d'avantage intrigués, irrités ou fatigués que fascinés.. Ils m’ont demandé pourquoi je maculais leurs travaux avec des annotations qu’ils ne lisaient pas. Ils m’ont demandé pourquoi j’insistais à prouver une chose qui semblait évidente. Ils m’ont demandé pourquoi refaire des raisonnements déjà appliqués en pratique. Ils m’ont demandé pourquoi je m’agitais autant alors que je touchais le salaire et de plus, les sujets ne les intéressaient pas. Ma prestation était exotique et même contradictoire par rapport à l’esprit des manuels, du programme, des examens de fins d’études, des approches habituelles, des valeurs de la société.

J’aurais dû le comprendre en observant que la qualité scandaleuse des manuels ne dérangeait personne. J’aurais dû le comprendre pendant mon examen à la " Commission Scolaire des Écoles Catholiques ", lorsque la commission, choquée par mes critiques, est arrivée à la conclusion que j’avais des difficultés à m’adapter aux mathématiques locales. J’aurais dû le comprendre pendant les discussions avec les parents qui m’ont demandé de laisser leurs enfants en paix. J’aurais dû le comprendre en face des messages de la direction de l’école qui surveillait la gestion de l’activité et l’apparence des résultats et ne parlait jamais du gain intellectuel réel des étudiants. J’aurais dû le comprendre en face des réactions de mes élèves et de mes collègues. ... mais je l’ai compris seulement à la fin de l’année, à l’occasion des examens de fin d’études secondaires.

J’avais préparé mes élèves pour cet examen, sur la base des sujets posés les années précédentes. On m’avait montré ces tests, mais on avait oublié de me prévenir sur la manière de corriger. J’ai entraîné les élèves dans l’esprit que je trouvais normal: développer un raisonnement rigoureux et l’expliquer dans la thèse. Je leur ai dit de faire ça pour qu’une faute de calcul ne leur annule pas le reste du travail. Je leur ai montré qu’un raisonnement explicité permet au correcteur de récompenser les bonnes parties de la solution et de réduire seulement la partie de la note qui correspondait aux erreurs. Cette motivation s’est avérée le seul moyen de les déterminer à raisonner explicitement.

Mais l’examen de la commission scolaire était accompagné d’une grille de correction. Pour chaque problème, on pouvait offrir soit 4 points, si la réponse numérique était absolument exacte, soit 0 points si elle ne l’était pas, quelle que soit la nature de l’erreur, l’absence de tout raisonnement ou l’oubli d’un arrondissement. Je n’ai pas pu respecter cette grille, car j’aurais trahi mes élèves, mes convictions et mes mathématiques... J’ai corrigé attentivement les travaux de mes élèves en bonifiant ce qu’ils avaient fait de bien, tel que je leur avais promis. J’ai été convoqué et on m’a demandé fermement d’appliquer la grille. Face à mes arguments la réaction a été déconcertante. J’avais peut-être raison, mais l’ordinateur qui analysera les grilles à la Commission Scolaire ne fonctionnait qu’avec 0 ou 4 points... Je suis resté sur ma position. La commission ne m’a plus proposé de contrats et je n’ai plus essayé d’en obtenir. Ma carrière d’enseignant aura été courte et... douloureuse.

La conclusion

J’ai saisi le ridicule de ma position plus tard, lorsque j’ai commencé à comprendre les valeurs et les mœurs de mon nouveau monde que l’école ne faisait que refléter. J’aurais probablement pu accélérer mon apprentissage (adaptation) si je n’avais pas abordé cette expérience avec l’espoir de soigner les blessures de Roumanie. L’Amérique moderne ne semblait pas valoriser les options intellectuelles que j’avais chéries en secret et qui m’avaient aider à résister. Le pragmatisme généralisé et consenti, qui remplaçait la soumission forcée, avait des conséquences omniprésentes. Un seul principe était confirmé: l’influence du contexte social sur tous les phénomènes qu’il héberge. Tout discours, toute construction valable dans un monde devait être traduite pour pouvoir opérer dans l’autre. J’étais devenu un professeur inefficace ! Je n’intéressais plus mes élèves... Je n’intéressais également presque personne avec mes histoires sur le crime communiste et le sens des événements en Europe de l’Est. Les gens avaient d’autres problèmes, d’autres besoins, d’autres curiosités.

Même la longue et minutieuse campagne que j’ai menée sur Internet pour expliquer les mécanismes de dégénérescence qui empêchaient la Roumanie de se libérer de son passé, n’a pas eu d’effets. Je m’adressais pourtant à l’émigration roumaine, qui aurait du être à la fois intéressée et capable de comprendre. Les anciens émigrés n’étaient plus des Roumains contemporains mais des Roumains figés dans un autre moment de l’histoire, ou simplement des immigrants d’origine roumaine... Les nouveaux émigrés étaient dans un des deux camps qui jouaient la partie en Roumanie et comprenaient de mon message ce qu’ils voulaient comprendre. Ou bien, ils l’évitaient pour oublier plus vite et guérir. Sans une consonance affective ou axiologique, le discours (l’explication) politique ne peut pas être partagé et parfois ni même être compris. Si les Roumains ne se comprennent entre eux pas à cause des intérêts contradictoires, les politiciens étrangers les comprendront encore moins. Je n’aurais pas dû m’attendre à ce que la Maison Blanche réponde à la longue analyse- réquisitoire que je lui ai envoyée en signe de protestation pour la réception du président néocommuniste roumain...

Mes explications n’ont servi à rien. Les années de l'activisme ont été des années gaspillées... La leçon la plus dure à supporter (que la société d'exil me donnait tacitement) était que les raisons pour lesquelles nous avions essayé de résister au totalitarisme ne valaient pas grand-chose. Blessé, je suis revenu à la science, dans l’espoir que toutes ces déceptions m’avaient préparé pour une attaque plus profonde du problème de l’explication. C’est ainsi que débuta mon doctorat...